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Interview Selim Ben Abdessalem – Al Watan

A 41 ans, Sélim Abdesselem sera l’un des plus jeunes députés de l’Assemblée constituante en Tunisie. Membre du parti Ettakatol (le regroupement), gauche progressiste, il raconte la spectaculaire victoire d’Ennahda au pays du Jasmin, la défaite des partis progressistes et ses espoirs aussi, d’une Tunisie meilleure au lendemain de la dictature de Ben Ali.

– Les élections en Tunisie consacrent la victoire d’Ennahda. Un raz-de-marée affirme les journaux. Vous vous y attendiez ?

Nous nous attendions effectivement à un score élevé du mouvement islamiste dans la mesure où celui-ci a trente ans d’avance sur les autres partis en termes de notoriété, autant à l’étranger qu’en Tunisie malgré la clandestinité. Cette notoriété bien plus forte, du moins pour le moment, que celle des autres partis, a rendu Ennahda plus identifiable auprès de ses sympathisants et lui a apporté une force militante plus importante, alors que les autres partis n’ont réellement commencé à se développer, à pouvoir s’investir sur le terrain et se faire connaître qu’après la Révolution. De plus, Ennahda, outre le fait d’être bien identifiée, reste sans rival de poids dans le courant islamiste, alors que les autres partis ont pâti du nombre très élevé de listes qui a induit une certaine confusion chez bon nombre d’électeurs qui ne parvenaient pas à identifier les listes, les partis et les différentes mouvances politiques. Enfin, l’attachement réel de nombreux Tunisiens à leur identité arabo-musulmane a sans doute créé un réflexe de vote identitaire en raison de la peur de voir celle-ci remise en cause après les débats engagés sur ces questions, et souvent biaisés volontairement ou pas. Sans compter que, dans une démocratie naissante, un message basé sur la religion est souvent plus accessible qu’un message purement politique, même s’il s’attache à parler de choses concrètes.

– Comment expliquez-vous la défaite des partis progressistes ?

Par les mêmes facteurs qui ont contribué à la victoire des islamistes : notoriété plus grande et plus ancienne que les autres partis, soutien militant et réseaux de sympathisants plus anciens et bien plus nombreux que chez ses concurrents, absence de rival sérieux au sein du courant islamiste, plus grande facilité à susciter l’adhésion à un message religieux qu’à un discours politique, vote identitaire. S’ajoutent à cela des moyens considérables déployés pendant la campagne électorale en termes de locaux et d’outils de propagande sans commune mesure avec ceux des autres partis, voire l’utilisation des mosquées par certains imams ou fidèles à des fins de propagande politique, malgré l’interdiction de ces pratiques dans la loi tunisienne.

– Parlez-nous de votre parti, un parti d’opposition de l’intérieur (et c’est à ce titre courageux…) à l’époque de Ben Ali…

Ettakatol, en français le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), a été créé en 1994 par des syndicalistes et des militants de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), la première du monde arabe et musulman et d’Afrique. C’est un parti d’obédience social-démocrate qui se situe au centre-gauche, attaché notamment à la défense des droits de l’homme, à l’égalité homme/femme et aux intérêts du monde du travail dans le cadre d’une économie de marché à très forte dimension sociale. Il a été l’un des principaux partis d’opposition à la dictature. Après la Révolution, Ettakatol a refusé d’entrer au gouvernement de transition en raison de la présence d’un Premier ministre et de ministres issus de l’ex-RCD. Ettakatol veut aussi une vie politique saine et a donc été le premier parti à demander une loi sur le financement des partis politiques, refusée au départ par des partis tels qu’Ennahda, le CPR et le PDP. Aujourd’hui, Ettakatol a enregistré une croissance très importante en nombre d’adhérents, en passant de moins de 200 militants avant la Révolution à plus de 30 000 aujourd’hui. Après ces premières élections et le résultat honorable qui a été obtenu, Ettakatol s’est pleinement installé dans le paysage politique tunisien et peut apparaître comme un pôle de rassemblement du camp progressiste.

– Les partenaires économiques de la Tunisie et certaines femmes qui tiennent aux acquis des années Bourguiba se posent des questions aujourd’hui. Ont-ils tort d’être inquiets ?

Aucun acquis n’est immuable et c’est pour cela que la vigilance s’impose. Concernant les droits des femmes, c’est sans doute moins les partenaires économiques de la Tunisie que les Tunisiennes et les Tunisiens qui y sont attachés, qui sont concernés au premier plan. En effet, les Etats ou les partenaires économiques privés pourraient, malheureusement, s’accommoder de toute situation politique, dès lors que la possibilité de faire des affaires reste préservée. Quant aux acquis en question, en dépit du fait que la plupart d’entre eux aient été institués par Bourguiba parfois dès 1956, il existe dans la société tunisienne un courant réactionnaire, traditionaliste conservateur ou musulman intégriste, qui pourrait demander ouvertement que l’on revienne sur ce qu’une autre partie de la société considère comme des avancées en faveur de l’égalité et de l’émancipation des femmes. Et que ce courant verrait comme une négation de l’esprit de l’Islam et de ses commandements ainsi que des valeurs traditionnelles de la société tunisienne en considération de la place qui y était réservée à la femme. Les Tunisiennes et les Tunisiens attachés à ces acquis doivent donc se mobiliser avec toutes les organisations politiques et citoyennes pour éviter toute remise en cause, ceci en dépit du discours qui se veut rassurant des dirigeants d’Ennahda sur ce point, car seule l’expression d’un rapport de forces clair au sein de la société tunisienne en faveur de la défense de ces acquis est à même d’en assurer la pérennité.

– Ne craignez-vous pas un arrêt du processus électoral et une reprise en main de l’armée comme ça s’est passé en Algérie après la victoire du FIS au début des années 90 ?

A priori, non. Outre le fait que la hiérarchie militaire tunisienne a affirmé qu’elle se poserait en gardienne de la Révolution après lui avoir apporté son soutien, l’armée tunisienne ne semble pas être dans le même état d’esprit que l’était l’armée algérienne, alors que les dirigeants d’Ennahda adoptent un discours qui se veut rassurant, en attendant des actes concrets pour en juger. Enfin, même si certains venaient à caresser l’idée d’une intervention de l’armée pour éviter une prise de pouvoir par le courant islamiste, il faut remarquer que l’armée tunisienne, qui ne semble aucunement nourrir de tels projets, n’a pas la puissance de l’armée algérienne. Cette hypothèse ne me semble donc pas réaliste.

– Vous allez être pour la première fois député, siégeant dans une Assemblée constituante. Quelles sont les grandes lignes que vous allez défendre ?

Le programme d’Ettakatol comporte deux axes principaux : la Constitution et les questions économiques et sociales, auxquelles doit être ajoutée la question de la sécurité qui, à juste titre, constitue une préoccupation majeure des Tunisiens. En effet, bien qu’il s’agisse de l’élection d’une Assemblée constituante, il n’est pas imaginable que l’on passe une année à ne parler que de Constitution alors que la Révolution est partie des zones les plus défavorisées de l’intérieur de la Tunisie en posant les questions du chômage et de la pauvreté auxquelles il faut commencer à répondre de façon urgente. Dès lors, la première exigence pour favoriser l’implantation d’entreprises dans ces régions est de les décloisonner en les reliant à la zone côtière prospère par des autoroutes, des chemins de fer modernes et des lignes aériennes permettant d’acheminer la marchandise vers les centres où elle sera écoulée ou vers les ports d’où elle sera exportée. Ettakatol propose donc de lancer sans attendre des programmes de grands travaux, dont le financement sera en grande partie assurée par un emprunt national (afin de privilégier l’endettement intérieur remboursable en dinars sur l’emprunt extérieur remboursable en devises) : ces grands travaux seront créateurs d’emplois sur toute la distance sur laquelle ils seront réalisés et les chômeurs ayant trouvé du travail réinjecteront l’argent gagné dans l’économie. Il faudra également développer les micro-projets et faciliter les prêts bancaires à cet effet, en favorisant notamment le travail des femmes.

Ces plans seront réalisés sous le contrôle de l’Etat dans le cadre d’un nouveau découpage régional de la Tunisie en cinq grandes régions allant d’est en ouest, de l’intérieur à la côte, et dotées de conseils élus par le peuple. Le pari qui est fait est que la zone côtière de chaque région tire vers le haut sa zone de l’intérieur. Concernant la sécurité, il est impératif de rééquilibrer le rapport entre armée et police (actuellement de 35 000 contre 110 000 !) en recrutant dans les prochaines années 20 000 soldats parmi les jeunes chômeurs et en réaffirmant le rôle de l’armée dans la politique de sécurité. Cela devra s’accompagner d’une formation des policiers au respect des droits de l’homme et de la création d’une police de médiation proche de la population afin de faire en sorte que la confiance se crée entre la population et la police. Enfin, sur le plan constitutionnel, Ettakatol veut une Constitution comportant une déclaration de droits protectrice des droits et libertés fondamentaux, comme du principe de l’égalité homme/femme et de la séparation du politique et du religieux ou des droits économiques et sociaux comme le droit au travail qui doit être affirmé pour les hommes comme pour les femmes. Ettakatol s’est aussi prononcé pour un régime mixte avec le souci d’éviter à la Tunisie les crises de régime. C’est pour cela que nous écartons le régime parlementaire, source de grande instabilité comme le régime présidentiel qui risque d’être source de blocage en raison de l’impossibilité absolue de dissoudre un Parlement qui ne fonctionnerait pas. Ettakatol propose donc un Parlement élu à la proportionnelle afin de donner à chacun une chance d’être représenté et éviter la confiscation de la représentation par la formation arrivée en tête, avec Chambre unique pour renforcer le pouvoir législatif, considérant que le bicaméralisme a pour effet de le diviser et de l’affaiblir.

Concernant le pouvoir exécutif, il nous semble important de disposer d’un président de la République arbitre qui doit donc être doté d’une véritable légitimité issue de l’élection au suffrage universel direct, légitimité que ne lui procurerait pas une désignation par le Parlement par un accord entre partis. Il aurait la charge d’appeler comme Premier ministre le chef de la coalition majoritaire (qui n’est pas obligatoirement le chef du parti arrivé en tête), dont le gouvernement serait investi par le Parlement et responsable devant lui. Le Président pourrait aussi dissoudre le Parlement afin de sortir d’une crise institutionnelle, mais une seule fois pendant son mandat afin d’éviter tout abus de ce droit. Enfin, l’indépendance de la justice doit être consacrée par une nomination des juges échappant au pouvoir exécutif et donc par un conseil supérieur de la magistrature indépendant, la garantie de l’inamovibilité pour ces derniers et la mise en place d’une justice transitionnelle en vue de juger les crimes et délits commis par des dignitaires de la dictature. La justice devra également être appuyée dans son action par des autorités administratives indépendantes ayant le pouvoir de recevoir des plaintes, de mener des enquêtes, de sanctionner ou de saisir la justice, dans quatre domaines principaux : la séparation du religieux et du politique afin d’interdire la politique dans les mosquées, l’action des forces de sécurité afin d’éviter les débordements, le contrôle des opérations financières et de Bourse en considération du coût de la corruption, la régulation des médias et des sondages afin d’éviter les concentrations médiatiques et garantir le pluralisme et la sincérité des informations et des études réalisées. Il s’agit là des propositions que défendra Ettakatol indépendamment de sa participation ou non à un éventuel gouvernement d’union nationale dont les compétences consisteront essentiellement à prendre des mesures urgentes dans le domaine économique et social, sans impliquer de projet constitutionnel commun ni toucher aux questions susceptibles de diviser, comme les droits des femmes.

– Quelle sera votre stratégie avec Ennahda ? Des contacts ont-ils eu lieu déjà ?

Malgré les sollicitations dont il a fait l’objet de la part d’autres formations politiques, Ettakatol a toujours refusé d’entrer dans une stratégie de front anti-Ennahda, considérant que cette stratégie était vouée à l’échec et n’était pas à même de dissuader un seul sympathisant islamiste de modifier son choix. Le résultat des élections l’a confirmé. Peut-être même qu’une telle stratégie, en centrant le débat sur la peur d’Ennahda, a-t-elle contribué à renforcer ses soutiens potentiels dans l’opinion ? Dès le départ, Ettakatol a donc préféré avancer sur ses propres propositions en matière constitutionnelle et économique et sociale notamment. Cette stratégie s’est aujourd’hui avérée plus payante que la première, autant en termes d’audience électorale que de croissance du nombre de militants. Aujourd’hui, vis-à-vis d’Ennahda, Ettakatol aurait eu une attitude différente en fonction des scores réalisés : en cas de majorité absolue pour Ennahda, comme le laissaient entendre les premières estimations aujourd’hui contredites, Ettakatol se serait rangé dans l’opposition ; en cas d’absence de majorité pour Ennahda, comme tel semble être le cas, Ettakatol n’exclut pas d’entrer dans un gouvernement d’union nationale (qui n’est pas une alliance faute de programme commun sur la Constitution notamment) à la double condition qu’un large spectre de partis progressistes y participent et que ceux-ci y disposent d’une réelle marge de manœuvre. Il est hors de question d’entrer dans un tel gouvernement ou d’accepter telle ou telle fonction s’il s’agissait d’y faire de la figuration (auquel cas, Ettakatol devrait en sortir), voire de servir de caution pluraliste au parti majoritaire. Dans cette perspective, des discussions ont évidemment lieu avec les partis progressistes pour définir une stratégie commune mais également avec Ennahdha pour envisager la façon de travailler et ceci sans ostracisme. En effet, qui peut soutenir qu’il serait possible d’ignorer une composante majeure de la vie politique ou qu’il serait malsain ou suspect que les partis d’obédiences opposées se parlent ? Enfin, discuter ne veut pas dire être d’accord et c’est l’intérêt de la Tunisie qui doit primer.

– Comment voyez-vous l’avenir de la Tunisie ?

Il est difficile de se prononcer, mais je pense que si ces élections n’ont pas donné lieu à des débordements et à des violences, c’est déjà la confirmation que l’écrasante majorité des Tunisiens veut renforcer la paix sociale et installer la démocratie afin que le grand potentiel humain dont dispose la Tunisie puisse être mis à profit. J’ai donc confiance en le peuple tunisien. Par contre, les problèmes de sécurité, les difficultés économique et sociales comme les inégalités régionales et sociales demeurent très importants. La menace représentée par les forces contre-révolutionnaires compte aussi parmi les grandes difficultés à résoudre, tout comme les violences perpétrées de manière répétée par des courants islamistes intégristes désapprouvant la projection de certains films ou les attitudes de certaines personnes. La loi doit garantir le respect des droits de l’homme et des croyances, son respect doit être assuré et les débordements sanctionnés. Toutes ces questions ne peuvent pas attendre et appellent des réponses urgentes, autant concernant le retour de la sécurité que la lutte contre le chômage. Il est donc impératif de commencer à y apporter des réponses très rapidement, dès l’installation du prochain gouvernement investi par l’Assemblée nationale constituante, afin de ne pas provoquer une déception dans quelques mois dont les effets pourraient réellement faire courir de gros risques d’instabilité à la Tunisie. C’est à ces conditions que l’avenir de la Tunisie pourra être vu sous un jour optimiste.

Ahmed Tazir

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