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Revue de Presse 20 mai 2011

Le thème de l’identité arabo-musulmane est omniprésent dans cette campagne pour l’élection de l’Assemblée Constituante. Peu de partis ne s’en prévalent pas, ne serait-ce que pour ne pas en laisser la primeur au parti Ennahda. Mais le problème avec cette idée d’une Tunisie « profondément arabe et musulmane » est qu’elle a tendance à occulter les autres composantes de la société, notamment chrétiennes et juives.

Lorsqu’en 2003, le président polonais Kwasniewski réclame une référence à la chrétienté dans le préambule de la constitution européenne, cela provoque un tollé dans les autres pays européens. Certes les racines chrétiennes sont fondamentales en Europe, mais vouloir en faire une référence absolue et gravée dans le marbre aurait gommé les autres apports nés de l’immigration, des mouvements de population et des changements de société : musulmans, juifs, orthodoxes, bouddhistes, shintoïstes, athées, animistes ont aussi irrigué la culture européenne et l’ont transformé, pour son plus grand bien, en lui évitant une « autarcie » identitaire dégénérante.

Certains se posent donc la question de l’identité tunisienne, à savoir est-elle réductible à  » arabo-musulmane  » ? Ainsi Emna Ben Miled demande, dans un article publié dans le journal La Presse de Tunisie du 18 mai 2011, à ce qu’on n’oublie pas la part carthaginoise de cette identité.

[Vincent Lévy, webmaster]


Nous sommes tous des Carthaginois

Par Emna BEN MILED* ( Chercheure en psycho-anthropologie )

Le vendredi 13 mai 2011, dans un débat sur la chaîne nationale, l’un des représentants du parti d’Ennahdha, M. Noureddine El Bhiri, a affirmé qu’il était «dangereux» (c’est son terme) d’évoquer notre identité carthaginoise. Il répondait à un jeune (enfin un jeune sur le plateau !) qui a évoqué notre identité pré-arabe carthaginoise (et même pré-carthaginoise remontant à l’époque berbéro-africaine d’El Guettar dans le Sud tunisien).
L’Afrique du Nord est notre lieu de naissance et nous sommes des Berbères d’origine, en un mot des Africains. Enfermer notre identité nationale dans une arabité pur-sang est une erreur historique monumentale. Nous sommes des Africains arabisés par l’histoire et aucune course électorale ne peut s’autoriser à déformer l’histoire objective de notre pays. Nous, les Tunisiens, possédons 3.000 ans d’histoire connue. C’est notre Smig culturel. Nos nombreux archéologues l’attestent dans leurs écrits depuis une cinquantaine d’années, date où, après l’indépendance du pays, l’archéologie tunisienne a commencé à faire son véritable bond en avant.
La veille de ce débat télévisé du 13 mai, je rentrai d’un voyage à Grenoble où se passe, en ce moment même, une manifestation culturelle sur la traversée réalisée par Hannibal des Alpes françaises. On y explique comment des rois de France — François 1er et Henri 2 — ou de Suède — Charles 12 — et surtout Napoléon Bonaparte avaient comme modèle notre général carthaginois. Les Européens risquent-ils d’être les premiers à faire le plaidoyer de l’ère carthaginoise à notre propre place ? Va-t-on oublier que nos premiers ancêtres masculins s’appellent Barca, Hasdrubal, Jugurtha ou Hannibal ? Ou que nos premières aïeules féminines s’appellent Alyssa ou Sophonisbe ?
Alyssa, une femme libre venue du Liban, a fondé la civilisation carthaginoise. A l’heure où les acquis des femmes tunisiennes sont parfois remis en question par des militants qui sont à la base de certains partis, il est bon de répondre que, jamais, les descendantes d’Alyssa ne se laisseront faire. Ce soir-là, sur le plateau télé, le journaliste avait invité six hommes. Seulement des hommes. Pourtant, nos femmes sont là depuis l’époque carthaginoise !
La valeur d’une civilisation se mesure au statut que l’on fait à ses femmes et non pas seulement à ses hommes. A Carthage, dans notre ancienne capitale, le statut des femmes était très avancé. Elèves dans les écoles primaires et les collèges, étudiantes aux universités de Carthage et de Sousse allant se perfectionner en Egypte dans la ville d’Alexandrie, directrices de collèges, bibliothécaires, professeurs, médecins en titre, commerçantes, artistes. Sans compter les déesses et les prêtresses lettrées qui officiaient dans les temples religieux aux côtés des dieux et des prêtres. Une mixité encore souvent absente de nos plateaux télé.
Les citoyennes de Carthage n’étaient pas exclues de l’héritage économique, on n’observe pas de discrimination homme-femme et les actes de financement par des Carthaginoises de biens ou monuments publics, théâtres, marchés ou statues pour décorer les villes sont attestés par les chercheurs scientifiques. Les mères et pas seulement les pères avaient le droit de transmettre leur nom de naissance à leurs enfants. Chevelures féminines tressées à l’africaine ou relevées en chignon. Bijoux de poitrine, aux bras et aux chevilles. Enfin, monogamie dans le couple. Eh oui ! les couples étaient enterrés côte à côte. C’était il y a 3.000 ans mais nos racines sont demeurées monogames. C’est pour cette raison que plus tard dans l’histoire, c’est la Tunisie qui a inventé le «Sadèk El Kayraouani». Datant de plus de 1.000 ans et remontant à l’époque où Kairouan était la capitale du pays, ce «sadèk» inclut une clause de monogamie dans les contrats de noces pour protéger les femmes de la polygamie entrée en Afrique du Nord avec les Arabes.
Comment réduire au silence une aussi longue mémoire pré-arabe, berbéro-africaine et carthaginoise? Nous, les Tunisiens, avons une construction identitaire si complexe et si nuancée et nous avons la chance de nous inscrire à l’intérieur d’un temps plusieurs fois millénaire. Notre Constitution actuelle nous définit dans son article premier que par l’identité arabe. Celle-ci ne remonte pourtant qu’à 15 siècles alors que le temps de la Tunisie est au moins deux fois plus long rien qu’en prenant en considération la date de la fondation de Carthage au 9e siècle avant J.C.
Carthage a été notre première capitale historique et notre arabité d’adoption ne doit supprimer ni notre berbéro-africanité d’origine ni notre «carthaginoisité». Quelle absurdité que de chercher à nous exclure nous-mêmes de notre propre histoire ! Ne sommes-nous pas tous des Carthaginois de souche? Et même si nous avons été arabisés, nous avons le droit d’affirmer notre identité pré-arabe.
Pourquoi notre Constitution ne rappellerait-elle pas, en plus de notre arabité, notre spécificité carthaginoise et nos trois mille ans d’histoire ? On en sortirait avec plus de force collective et le sentiment d’être relié en droit fil au patrimoine que nous ont laissé nos ancêtres carthaginois. Car ainsi, en trois mille ans, le monde entier aura entendu parler de nous au moins deux fois. Une première fois lorsque Carthage devint la plus puissante ville de la Méditerranée et une seconde fois après notre Révolution du 14 janvier 2011.
Surtout ne pas rompre le cordon ombilical avec la grandeur de Carthage. A l’heure exacte où des recherches scientifiques de pointe, menées dans les laboratoires des pays occidentaux « à un rythme plus rapide que le nôtre», sont en train d’informatiser et de modéliser, c’est-à-dire de «rebâtir» de façon virtuelle, notre prestigieuse Carthage avec ses rues, ses maisons, ses bâtiments, ses commerces, bref avec toute son âme ?
L’identité d’un peuple interroge toujours l’arbre généalogique d’un pays. Un arbre possède des racines et des branches. Nous avons besoin de nous relier à nos ancêtres mais aussi à notre descendance. Nous avons un devoir de mémoire à l’égard de nos petits-enfants et arrière petits-enfants. Quel héritage allons-nous leur léguer si nous cherchons à renier, en ce début de XXIe siècle (et en dépit des progrès de la connaissance scientifique sur notre histoire) nos vrais ancêtres et les leurs ? Notre «carthaginoisité» pré-arabe a besoin d’être pensée par nous tous et toutes ensemble, au lieu de demeurer rejetée, non dite, impensée… Selon mon avis de citoyenne, la question mérite d’être prise en charge et «travaillée» dans le cadre du large débat national que nous avons la chance de vivre depuis la chute de la dictature.

 

A la suite, et en complément, à cet article, un autre est paru à la suite le 19 mai 2011 dans la Presse de Tunisie :

 

L’identité arabo-islamique est dynamique et non statique !…

Par Mohsen Maley

Mercredi à la page 09 de La Presse de Tunisie j’ai lu un excellent article d’«Emna Ben Miled» qui a besoin de deux petites précisions :
D’abord : l’arabité n’est pas une identité raciale mais une identité culturelle!…
Ensuite : même les Carthaginois dont parle Mme Emna Ben Miled et dont je suis fier de faire partie ont eux mêmes une origine qui est la presqu’île d’Arabie!… Notez bien qu’il y a Tyr au Liban et aussi Tyr à Oman!… Notez aussi que le nom le plus ancien connu de Sousse qui est Hadhramaout existe aussi au sud du Yémen!… L’écriture cunéiforme de l’ancienne Mésopotamie puis l’écriture phénicienne ou punique est l’ancêtre commun des écritures araméenne, arabe, grecque, et aussi hébraïque!!… Donc on peut dire que les Carthaginois dont se réclament plusieurs Tunisiens et Maghrébins à juste titre sont en fait les ancêtres des Arabes qui sont apparus comme «Nation» beaucoup plus tard!… C’est à dire seulement quelques siècles avant l’avènement de l’Islam!… Les «Arabes» actuels de la presqu’île Arabique ne sont pas purs même racialement parlant : il y a des composantes africaines, perses, turques, indiennes, asiatiques etc.Pour parler de manière exhaustive de ce sujet, il faut lire un peu d’histoire et surtout de la philosophie de l’histoire!… Le professeur Hicham Djait a consacré près de 50 pages de son livre «La personnalité et le devenir arabo-islamique» pour expliquer que la personnalité arabo islamique et l’identité arabe ne sont pas un être fixe,figé dans le temps mais plutôt un être dynamique, variable, vivant  ou un arbre qui change de taille, de couleur et de forme en fonction du temps car se nourrissant d’autres cultures, d’autre races et d’autre civilisations!… D’ailleurs je suis étonné que le Pr Djait ait traduit «devenir» par «massir» c’est à-dire destin alors que la bonne traduction est bien «sayroura» qui traduit bien l’aspect d’ynamique de cette identité arabo- islamique tant controversée!…

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